L’ISI dérange-t-elle ?
HSBC, SwissLeaks, LuxLeaks… En ces temps de révélations fiscales, l’Inspection spéciale des impôts, qui traque les grands fraudeurs, croule sous les dossiers. Le gouvernement lui donnera-t-il les moyens que son patron réclame ? Rien n’est moins sûr. En 2003, l’Open VLD avait carrément voulu supprimer cette administration de choc.
Bron: le Vif/ L’Express
L’Inspection spéciale des impôts a le vent en poupe. « Mon administration n’a jamais été aussi populaire », a reconnu tout sourire Frank Philipsen, le patron de l’ISI, devant la commission des Finances de la Chambre où il était auditionné le 17 mars. Et pour cause. Le bras armé du fisc, qui s’occupe des dossiers de fraude les plus complexes et les plus délicats, croule littéralement sous les dossiers, depuis qu’il reçoit des CD-Rom d’administrations fiscales étrangères et surtout depuis les révélations successives du Consortium international de journalistes d’investigation (ICIJ).
Rien que le SwissLeaks a révélé les noms de 3 000 contribuables belges qui ont profité du système de fraude fiscale mis en place par la banque HSBC, avec 6 milliards d’euros en jeu. Il y a deux ans, c’était l’OffshoreLeaks qui fournissait à l’ISI une liste de 200 Belges possédant des sociétés dans
des paradis fiscaux. Et puis, en décembre dernier, le LuxLeaks a mis au jour des « tax rulings » accordés très confidentiellement par le Luxembourg à 26 des plus grandes entreprises et des plus riches familles de Belgique. Autant de dossiers complexes à gérer. Et on peut prédire qu’il y aura encore d’autres « BankLeaks » à venir, HSBC n’étant pas le seul établissement, en Suisse ou ailleurs, à avoir pratiqué ce genre d’incitation à la fraude.
L’ISI affiche, par ailleurs, de bons résultats : 1,4 milliard d’euros récupérés en 2014. C’est son deuxième meilleur score. Même s’il s’agit de montants enrôlés et non pas perçus, car pouvant encore faire l’objet de contestation de la part des contribuables concernés, Frank Philipsen a de quoi se réjouir. Il a calculé que chacun de ses fonctionnaires rapportait, en moyenne, 2,3 millions d’euros à l’Etat. Voilà un service administratif rentable !
Pourtant, on a l’impression que l’Inspection spéciale des impôts dérange. « L’ISI rend certaines personnes nerveuses », a lâché Stefaan Van Hecke (Groen) en commission des Finances, sans susciter de réaction. Dans les rangs socialistes, Ahmed Laaouej (PS) – un ancien fonctionnaire de l’ISI – n’hésite pas : « Dans une majorité constituée de partis qui affichent à ce point leur proximité
avec le monde des affaires, il est clair que disposer d’un outil aussi pointu et efficace que l’ISI peut gêner. Il ne serait pas étonnant que certains membres du gouvernement veuillent brider ce service. » Même ton chez Georges Gilkinet (Ecolo) : « D’un côté, le ministre de la Justice annonce dans son plan qu’il faudra davantage privilégier la voie administrative plutôt que pénale pour lutter contre la fraude fiscale. De l’autre, deux députés Open VLD proposent de restreindre le droit de visite des inspecteurs du fisc. Tout cela paraît cousu de fil blanc. »
Le droit de visite administratif permet aux agents des Finances de se rendre chez un contribuable, avec l’autorisation d’un juge de police, et de chercher tous les documents voulus y compris en ouvrant les armoires et en fouillant les ordinateurs. C’est ce dernier point que les députés libéraux flamands Carina Van Cauter et Luk Van Biesen remetten
t en question. Pour eux, c’est le contribuable qui doit produire les documents. Il ne peut être question qu’un inspecteur du fisc aille lui-même fouiller dans une armoire fermée ou un PC. Il doit le demander « poliment ».
C’est maintenant que l’ISI a besoin de renfort
Cette attaque en règle contre le pouvoir d’investigation de l’ISI en particulier, qui utilise le plus ce droit de visite, est d’autant plus surprenante qu’une des 108 recommandations de la Commission parlementaire spéciale sur la grande fraude fiscale prônait, en 2009, d’accorder un statut d’officier de police judiciaire à certains fonctionnaires fiscaux. C’était un pas plus loin encore. Mais, avec sa proposition, l’Open VLD cherche visiblement à faire un pas en arrière.
L’ISI gêne-t-elle les libéraux ? Il nous revient de très bonne source que, lors des négociations gouvernementales de 2003 (Verhofstadt Ier), l’Open VLD avait carrément proposé de supprimer ce service ou – plus subtilement – de le fondre au sein des autres services des Finances, un peu comme cherche à le faire, pour l’Ocdefo (police financière), la patronne de la police fédérale, Catherine De Bolle. Aujourd’hui, le MR se tâte quant à la proposition de loi Van Cauter-Van Biesen. « Il faut parfois attirer l’attention, par des propositions de loi, sur la nécessité de respecter le cadre légal existant », estime Benoît Piedboeuf, député MR à la commission des Finances.
Pour le reste, ce dernier n’a pas le sentiment que l’ISI dérange. « Tous partis confondus, les politiques sont en faveur de la répression de la fraude fiscale. Je ne vois pas qui l’ISI pourrait ennuyer », continue le député-bourgmestre de Tintigny. Cela dit, pour les moyens humains supplémentaires que Frank Philipsen a demandé à la Chambre, on
verra plus tard. « Un effort substantiel a été réalisé il y a trois ans. Dans les mois ou les années qui viennent, on sera peut-être capable de dégager des marges budgétaires, assure Benoît Piedboeuf. Il faudra alors examiner comment celles-ci seront affectées en fonction des priorités. »
C’est toutefois maintenant que l’ISI a besoin d’un sérieux renfort. Outre le déferlement d’informations de SwissLeaks et compagnie, elle est de plus en plus sollicitée. Et ce sera pire dès 2016, avec l’entrée en vigueur de l’échange automatique d’informations sur les revenus de l’épargne entre Etats membres de l’UE. Cette entraide européenne, qui mettra fin aux cachotteries bancaires que se font les Vingt-Huit, risque de provoquer un torrent de données financières qu’il faudra bien trier et gérer. Ce sont aussi des hommes de l’ISI qui traitent actuellement la plupart des demandes de régularisation spontanée, cette amnistie fiscale déguisée qui n’a pas fini de faire des vagues au Parlement. On observe, par ailleurs, une augmentation significative du nombre de contrôles en matière d’impôts des sociétés par l’ISI, ce qui pourrait refléter – soit dit en passant – une augmentation de la grande fraude fiscale. On est tout de même passé de 450 à environ un millier de dossiers par an. C’est loin d’être négligeable.
Bref, la requête de Frank Philipsen pour gonfler ses troupes d’une bonne centaine d’agents paraît, pour le moins, raisonnable. En 2012, le nombre de fonctionnaires à l’ISI avait grimpé de 492 à 606, soit une augmentation de 25 %. C’était après la « décennie Reynders » aux Finances… Mais récemment, au détour d’une question parlementaire à l’actuel ministre des Finances Johan Van Overtveldt (N-VA), il est apparu que ce chiffre est tombé à 566, soit une perte de quarante emplois en moins de deux ans. C’est d’autant plus préoccupant que près de 140 agents de cette administration partiront à la retraite d’ici à 2020. Or les « anciens » sont le cerveau de cette élite du fisc dont deux agents sur trois sortent de l’université. Lorsqu’on recrute un nouveau, il faut des années avant qu’il devienne véritablement efficace. Dans un rapport de 2010, la Cour des comptes soulignait déjà en gras le problème du vieillissement du personnel de l’ISI.
Devant les députés, Frank Philipsen a estimé ses besoins humains à 722 agents. Aux Pays-Bas, le Fiod (Fiscale Inlichtingen en Opsporingsdienst), qu’on compare souvent à son homologue belge, compte 1 300 enquêteurs… Vu ce que rapporte chaque fonctionnaire de l’ISI à l’Etat, on se dit que le gouvernement serait bien sot de ne pa
s consentir cette rallonge. Le patron de l’administration spéciale a, en outre, usé de diplomatie dans l’entretien accordé au journal De Tijd le matin même de son audition au Parlement : « Nous ne sommes pas du tout des cow-boys », a-t-il martelé, comme pour rassurer ceux qui craignaient le contraire au sein du gouvernement Michel dont le programme ne paraît pas très offensif en matière de lutte contre la fraude fiscale. Tout cela démontre que, davantage qu’un casse-tête budgétaire, il s’agit surtout d’une question de volonté politique.
En outre, dans les quelque 600 agents de l’Inspection spéciale des impôts, sont comptés les collaborateurs du service de coordination antifraude (CAF), qui sert d’interface notamment avec la Justice et la CTIF (cellule antiblanchiment). Ce service inclut la fameuse Cellule paradis fiscaux, attendue depuis 2009 et qui a seulement vu le jour en 2013. Dans le contexte international de la fraude fiscale et avec les pressions de l’Union européenne ou de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), ces deux services, intégrés à l’ISI, sont devenus essentiels. Or, aujourd’hui, le CAF emploie 9 personnes, dont 2 pour la Cellule paradis fiscaux. Ces fonctionnaires doivent pouvoir obtenir des informations d’administrations fiscales étrangères pas toujours coopératives, participer à des réunions internationales, se constituer un carnet d’adresses… Leur effectif paraît bien dérisoire.
Par Thierry Denoël ■